Lors de nos balades avec mon père, je réalise que ses repères de la ville sont bien différents des miens. Pour moi, la rue des Rosiers, ce sont les vendeurs de falafels ou les jeunes garçons ultra-orthodoxes juifs qui s’activent avant l’heure du shabbat pour que les passants enfilent des tefillin et prient. « Vous êtes juif ? » me demandent-ils quand je passe près d’eux au grand bonheur de mes amis qui hurlent de rire. J’aime leur répondre : « Oui, mais pas comme vous. Un autre type de Juif. Shabbat Shalom », ce qui ne leur convient jamais.
Pour mon père, la rue des Rosiers, c’est l’attentat du 9 août 1982.
J’ai emmené mon père dîner au restaurant Chez Marianne dont l’une des vitrines donne sur la rue des Rosiers. J’aime m’installer sur la terrasse de ce restaurant en été, elle est vaste, très vaste comme la place d’un village. Des familles viennent s’attabler et les parents laissent les enfants jouer à côté et courir dans tous les sens. Les cris et les rires des enfants qui agacent les clients, moi, ils m’apaisent.
Il faisait beau, le ciel était bleu, on se croyait à Beyrouth. À peine un pied dans la rue, mon père m’a demandé : « Où s’est passé l’attentat ? » Je ne savais pas de quoi il parlait, il m’a dit : « En 1982, l’attentat contre le restaurant Goldenberg ! Où est le restaurant Goldenberg ? » Je n’en avais aucune idée, pourtant j’avais emprunté cette rue plus d’une centaine de fois. Nous avons demandé à des commerçants. Le restaurant n’était plus un restaurant mais un Leroy Merlin, un Leroy Merlin d’ailleurs assez particulier, un Leroy Merlin « design », un Leroy Merlin qu’on ne peut trouver que dans le Marais. Une plaque était accrochée sur la devanture.
Attentat antisémite
Le 9 août 1982
ici
dans le restaurant Goldenberg
une fusillade
et l’explosion d’une grenade
ont fait 6 morts et 22 blessés
À la mémoire de
Mohamed Benemmon
André Hezkia Niego
Grace Cuter
Anne Van Zanien
Denise Guerche Rossignol
Georges Demeter
Victimes du terrorisme
Après avoir lu l’inscription, mon père m’a demandé : « Mohamed Benemmon, il est juif ? », ce à quoi j’ai répondu : « Apparemment, il l’est devenu en mourant. »
Arrivé chez moi, j’ai commandé sur Ebay le Paris-Match de la semaine de l’attentat. Le magazine avait titré en une : « Tuerie rue des Rosiers, les images dramatiques du plus grand attentat terroriste à Paris ». Sur la couverture on voit deux femmes ensanglantées, l’une inconsciente allongée au sol, l’autre qui échange avec un jeune homme habillé d’une chemise bleue. En légende est écrit : « À 13 h 15, lundi, deux terroristes jettent une grenade dans le restaurant Goldenberg, rue des Rosiers à Paris, mitraillent les consommateurs et passants tuant six personnes et en blessant vingt-deux. Nos photographes étaient sur place quelques minutes après. »
Dans le reportage publié en pages intérieures, les photos sont en noir et blanc, l’un des photographes a expliqué des années plus tard : « Paris-Match les a passées en noir et blanc parce qu’en couleurs c’était insoutenable. Le mélange de la charcuterie de la rue des Rosiers et le sang qu’il y avait partout, on ne pouvait pas les passer. »
Difficile de ne pas penser au soir des attentats du Bataclan en lisant : « Deux terroristes mitraillent les consommateurs et passants. » J’étais à Paris et de nombreux amis s’étaient réfugiés chez moi. Il m’avait semblé normal de leur proposer. Après tout, je suis libanais, les attentats, les bombes, les kalachnikovs, j’ai ça dans le sang. Le 13 novembre, c’est aussi l’anniversaire de ma mère qui, malgré la tuerie en cours, était arrivée à la porte de mon appartement en robe de chambre et avec un petit gâteau dans la main sur lequel elle avait posé une bougie. À peine avais-je ouvert la porte, qu’elle s’était mise à chanter : « Happy birthday to me ! Happy birthday to me ! Happy birthday to me Hanane ! Happy birthday to me ! » ne comprenant pas pourquoi j’essayais de la faire taire, elle qui avait vécu des moments bien pires que ce massacre. « Il faut vivre ! » avait-elle hurlé après que j’avais osé lui suggérer de fêter son anniversaire un autre soir. Devant la réaction hallucinée de mes amis face à ma mère en robe de chambre qui chantait son anniversaire, alors que Paris était à feu à sang, je n’avais rien trouvé d’autre à dire, en levant un peu les épaules, que : « C’est la famille. »
Très vite après l’attentat de la rue des Rosiers, les auteurs ont été identifiés. Après avoir suspecté Action directe et un groupe néonazi, les enquêteurs sont revenus à leur piste initiale : l’Organisation Abou Nidal qui s’opposait farouchement à Yasser Arafat. Les munitions de 9 mm « Makarov » retrouvées sur les lieux étaient généralement la signature de ce groupe.
Mon père ne peut pas supporter cet Abou Nidal. D’ailleurs, il ne l’appelle pas par son pseudonyme, mais par ses vrais prénom et nom : « Sabri Khalil al-Banna, il faut l’emprisonner ! » Il a une haine viscérale envers cet extrémiste, il ne lui excuse rien. Il se disputait avec son entourage qui défendait Abou Nidal, prétextant qu’en Israël les Palestiniens étaient traités comme des chiens. Mon père ne veut rien entendre de ce charabia : « Le groupe Abou Nidal tue tout et n’importe quoi ! » Deux ans auparavant, ils auraient même assassiné un jeune chrétien libanais, un militant de l’OLP, Youssef, que mon père appréciait et qui était l’un des responsables de la fameuse Librairie Arabe dans le Ve constamment attaquée et dont le directeur avait déjà été tué.
Trente-sept ans après l’attentat, aucun des membres du commando de la rue des Rosiers n’a encore été jugé en France. Un ancien patron du renseignement français a reconnu devant un juge avoir négocié à l’époque un accord avec le groupe Abou Nidal : « On a passé une sorte de deal verbal en leur disant : “Je ne veux plus d’attentat sur le sol français et en contrepartie je vous laisse venir en France, je vous garantis qu’il ne vous arrivera rien.” » Depuis, un des tueurs présumés, Walid Abdulrahman Abou Zayed, a été extradé de Norvège vers la France où il a été mis en examen pour assassinats et tentatives d’assassinats.
Le lendemain de l’attentat, le 10 août, Le Monde titrait : « Le conflit du Liban et les attentats à Paris ». Cette une, j’ai essayé de l’obtenir mais je n’y suis pas parvenu. Je voulais l’encadrer, elle expliquait parfaitement ce que j’avais toujours ressenti, que la guerre du Liban avait bel et bien suivi mes parents jusqu’à Paris. Qu’ils avaient été rattrapés par leur histoire.
Deux jours plus tard, les titres du journal du vingt heures d’Antenne 2, confirmeront mon impression, le Liban mais aussi le monde arabe ont noyé la France :
« Attentats : Paris, la nuit, le jour
Cérémonie : Hommage aux victimes (de la rue des Rosiers) d’avant-hier
Liban : Accords à Jérusalem. Bombes à Beyrouth
L’invité du journal : Le ministre des Affaires étrangères tunisien à propos de l’accueil des combattants palestiniens dans les pays arabes ».